mardi 4 mai 2010

Contre l’hypothèse de Solesmes et Briastre

La Sabis est la Selle, l’affaire semble entendue. En revanche, la localisation exacte de la bataille exige une argumentation plus lourde, qui tienne compte de certains paramètres consignés par César dans son texte de la Guerre des Gaules. L’analyse minutieuse de ce récit et des détails qu’il fournit, permet de définir assez justement l’emplacement de la rencontre sur le flanc gauche de la route d’arrivée des légions (Amiens-Bavay, actuelle D 114), soit vers Haspres et Avesnes-le-Sec, plutôt que de l’autre côté, vers Solesmes, Briastre et Viesly (cf. Histoire d’Haspres > forum de discussion > bataille de la Sabis).
Le Docteur Henri Bombart, de Solesmes, reprenant en juin 1899 l’opinion déjà soutenue par Benezech, de la « Société d’Agriculture, des Sciences et Arts de Valenciennes » en 1839, donne la préférence à la seconde solution, et appuie son hypothèse sur la toponymie de certains lieux-dits dans les environs de Solesmes et qui, selon lui, désignent assurément le lieu de la bataille (« Bulletin de la Commission Historique du Nord », vol. XXII, Lille 1900. p. 214 ; Henri Bombart, « Histoire de la terre et seigneurie de Solesmes » in « Mémoires de la Société d’Émulation de Cambrai », vol. 55, Cambrai 1900, chap. III). Les cinq pièces à conviction qu’il produit sont :
- Le Mourmont traduit par « Le Mont de la Mort », au sommet de la colline où auraient pris place les légions romaines, et rappelant les nombreux Nerviens tombés sur le champ de bataille,
- Le Camp Dolent, ou « Champ de la Douleur », sur la colline de l’autre côté de la rivière, et où auraient été placés les Gaulois,
- La Vallée du Rouge dont la couleur serait celle du sang répandu au cours du conflit,
- L’Amerval transcrit par le « Val de l’Amertume »,
- Les Tombeaux, dont le sens est assez significatif.

Le compte rendu de la Commission Historique du Nord sur l’hypothèse de Bombart (ouvrage cité) se termine par une appréciation plutôt négative : Cette lecture provoque une vive discussion à laquelle prennent part MM. Lancien et Hette que de sérieuses raisons empêchent d’accepter les vues de M. Bombart.

Nous non plus ne parvenons pas à ressentir de considération particulière pour la thèse de Bombart. Notre modeste contribution au débat repose sur une triple objection : la première est d’ordre conjonctural. Ces lieux-dits commémoreraient le souvenir de sites témoins de la bataille de la Sabis, finalement remportée par les légions romaines sur les troupes gauloises. Dans ces conditions, comment peut-on comprendre que les Romains, - qui ont soumis toute la Gaule et y ont installé une civilisation qui a apporté paix et prospérité durant plusieurs siècles -, aient laissé se perpétuer, sous des formules dépréciatives pour eux (puisqu’elles rappellent des épreuves douloureuses qu’ils ont infligées aux Nerviens), le souvenir d’une victoire dont ils avaient toutes les raisons de se glorifier ?
Les noms des lieux-dits auraient-ils été attribués par les descendants des Nerviens, après la chute de l’Empire romain survenue en 476 ? Mais il ne paraît pas vraisemblable non plus que la mémoire de l’affliction du peuple gaulois se soit conservée aussi intacte cinq siècles plus tard, au point d’en marquer certains toponymes de leur territoire qui a dû connaître, entre temps, bien d’autres belligérances douloureuses.
Et si l’on tient compte des premières occurrences des noms de ces lieux-dits, on ne remonte pas au-delà des Xe ou XIIe siècles, c’est-à-dire à une époque où les noms, d’une part avaient subi de notables transformations par rapport à leur origine, et d’autre part n’auraient certainement pu rappeler la pensée d’événements très largement antérieurs.

La deuxième raison pour laquelle les propositions de Bombart nous paraissent irrecevables est d’ordre méthodologique. Toute hypothèse sémantique tend à attirer à elle une matière contextuelle qu’elle s’approprie, parfois au prix de certaines violences, pour appuyer ses affirmations. Ainsi, le moindre nom propre (d’un lieu, d’une divinité, etc.) peut-il être reconnu comme composante de l’hypothèse en question, et transformer une présupposition en preuve. C’est pourquoi problématiser une interprétation, faire retour sur sa pertinence, permet d’en réduire l’arbitraire ou la certitude. Sans prétendre imposer une solution contre une autre, il s’agit essentiellement, par cet acte de prudence, d’ouvrir des perspectives dans une réflexion toujours mouvante.

La troisième objection que nous opposons à l’interprétation de Bombart est d’ordre linguistique. En effet, les apparences peuvent être trompeuses et la phonétique historique (confortée par les sciences historique, archéologique, géographie, etc.) est parfois apte à les corriger, au moins à les interroger. Un exemple suffira ici : parmi les sites envisageables qui ont alimenté les débats sur la localisation de la bataille de la Sabis, une hypothèse s’étayait de la présence, dans les environs d’Avesnes-le-Sec, d’un lieu-dit Les Attaques ou L’Attaque. Aucun doute, on tenait là une preuve irrécusable. Mais en consultant des documents plus anciens, on rencontrait, aux XIIIe et XIVe siècles, l’expression Les Estachies, ou Les Estaches, ou Les Estaques, prononcé / Étaques / : il s’agissait en fait des pieux, ou pilotis, sur lesquels reposait un pont enjambant un petit cours d’eau ou un fossé encaissé. Par la suite, les circonstances avaient provoqué l’anéantissement du pont et des pilotis, entraînant celui de la référence exacte du toponyme : dès lors le mot ancien n’avait plus été compris, et avait été transformé en un vocable paronymique, plus intelligible, assimilé à la notion d’ « attaque », qui lui était à l’origine complètement étrangère. Rien à voir, donc, avec une quelconque bataille….

En ce qui concerne l’argumentation de Bombart, le Camp Dolent est sans conteste le « Champ de la Douleur » : dolent, du latin populaire dolentem = « souffrant, affecté par la douleur », le mot est courant au XIe siècle. Au commencement du XVIIe siècle, on prononçait encore doleur pour « douleur », l’évolution du /o/ initial (dans le mot latin dolore) en /ou/ ne s’étant pas toujours réalisée de façon homogène. On peut se demander si le toponyme ne désigne pas un espace sépulcral, aussi bien que Les Tombeaux.

Mais comment admettre, sans autre procès, qu’Amerval signifie la « Vallée de l’Amer » ou « de l’Amertume » ? –val, du latin vallis, est bien la vallée, mais que dire du premier segment du mot, Amer– ? : certains commentateurs y voient le verbe « aimer », dont la forme primitive est « amer », du latin amare, usitée entre le Xe et le XVe siècle, et dont la racine /am–/ se retrouve dans « amour » et « amoureux ». « Véez la nostre mère qui tant vous a amé ? » (La Chanson des quatre fils Aymon, fin XIIIe siècle). Amerval s’est parfois trouvé, sur d’anciennes cartes, sous le vocable Amara Vallis, ce qui confirmerait cette opinion. Amerval serait-il le Vallon de l’Amour et non celui de l’Amertume ?
D’autres étymologistes, confrontant cette désignation Amerval avec des toponymes construits sur un schéma semblable, ont proposé pour origine un nom d’homme germano–celte (Amaro ?), ou latin (Amarus ?). Bref, ce lieu-dit n’a pas forcément grand-chose à voir avec la sensation de tristesse et d’humiliation qu’aurait éprouvée un peuple vaincu.

Quant à la Vallée du Rouge, la couleur est-elle la métaphore du sang versé à l’occasion d’un conflit, ou plus simplement celle de la terre riche en oxyde de fer, ou de la culture qui y croît ? Ou celle des flammes qui ont illuminé la contrée lors d’un feu, d’un incendie remarquable ? A moins que ce soit celle de la chevelure qui caractérisait le propriétaire du lieu : on sait que cette teinte a produit le surnom de quelques personnages célèbres, tels le viking Eric le Rouge, ou l’empereur allemand Frédéric Barberousse ; dans la même veine, on connaît le romanesque Poil de Carotte, et les patronymes à base de sobriquets, tels Roux, Leroux, Lerouge, etc. Bref, l’acception « sanglante » du lieu-dit n’est peut-être pas appropriée.

Le Mourmont, plus anciennement Mormont, pose une plus difficile problématique. Selon une tradition reprise par Bombart, ce vocable exprimerait le « Le Mont de la Mort », ou « Le Mont des Morts », avec l’idée de l’endroit où seraient tombés les combattants de la bataille de la Sabis. Une telle interprétation ne semble avoir aucun droit linguistique. A y regarder de plus près (ou si l’on veut, de plus loin), un acte de 1057 signé par Liébert, évêque de Cambrai (ADN Lille, fonds 36 H, reproduit in « Statistique archéologique du département du Nord », Lille 1867, p. 381) atteste la forme Fontanis Mormunt. Selon Charles Duvivier, il s’agit d’un hameau dépendant de Viesly, près Solesmes, écrit ensuite Fontaine-au-Tertre (« Mémoires et publications de la Société des Sciences, des Arts et des Lettres du Hainaut, années 1863-1864 », Mons 1864, p. 406, 614. Voir aussi « Mémoires de la Société d’Emulation de Cambrai », t. XXVII, 2e partie, Cambrai 1862, p. 228). Fontanis, la fontaine, désigne une source, un point d’eau sourdant généralement sur un site élevé. Mais ce qui nous retient ici, c’est Mormunt, forme authentique et attestée, décomposable en chacun de ses deux segments :

La première partie du mot, /Mour–/ ou /Mor–/ peut bien dériver du latin mortis, mortem. La dentale /t/ a pu s’effacer devant le /m/ (comme advenire a donné « avenir »), et la voyelle /o/ initiale se transformer en son /ou/ : le verbe latin morirecorona a engendré « couronne », ou tornare « tourner ». En ancien français, du XIIIe au XVIe siècle, morie désigne la mort. a produit l’ancien français « morir » (Xe siècle), puis, dès le XIIIe siècle, l’actuel « mourir », comme
Avant d’abandonner toute interprétation topographique, faut-il recourir au pré-celtique mor pour signifier une « butte rocheuse » (du latin murus, mur) ? Ou se prononcer pour more (mourus en latin) pour désigner un marais, un marécage (cf. moëre en flamand = étang).

On peut cependant privilégier une étymologie anthroponymique : cette syllabe /Mor–/ proviendrait, comme dans beaucoup d’autres toponymes, de Maurus, ou Moro, Moris au génitif (complément de nom = qui appartient à). Ce nom désigne soit un Maure, personne originaire d’Afrique du Nord, installée en cet endroit à l’époque de l’empire romain et qui aurait laissé son nom au lieu-dit en question ; soit simplement un individu dont la peau était de couleur foncée comme celle d’un Maure. Dans l’une ou l’autre des deux acceptions, le préfixe /Mor–/ est à l’origine des patronymes Moreau, Morel, Moret, Morin, etc. (*)

► La seconde syllabe –munt, pour sa part, ne semble pas pouvoir être assimilée au vocable « mont » qui vient du latin mons, montis lequel, dans son évolution phonétique, ne comporte aucune étape où la voyelle /o/ serait passée à /u/ qu’elle soit prononcée /u/ ou /ou/. Cette voyelle /o/, au contraire, s’est combinée avec la nasale /n/ qui la suit pour produire systématiquement, au cours du XIIe siècle, le son /on/ et jamais la prononciation /in/, /un’/, ou /oun’/.

Là aussi, trompeuses sont les évidences, et hâtive l’assertion de Bombart. Nous avançons ici une tout autre interprétation, basée sur l’occurrence ancienne du toponyme : /–munt/ pourrait provenir du latin munitio, qui a le sens de « rempart, retranchement, place fortifiée, clôture ou mur d’enceinte ». Le premier /i/, atone et inter-consonantique, est tombé très tôt, vers le Ve siècle, comme le latin bonitate a produit « bonté ». Dans le mot réduit à –munti, le /u/ prononcé /ou/, suivi de la nasale /n/, est passé au son /u/ et s’est combiné à cette nasale pour devenir /un/, comme le latin lunis a donné « lundi ».
D’abord Moris-munitio puis Mori-munte (formes reconstituées), enfin Mormunt et Morimonte (graphies mentionnées dans des actes concernant Solesmes, en 1057 et 1138). Le toponyme a été ensuite altéré en Mor(t)mont quelques décennies plus tard (1169, 1181), quand les rapports au maure et à la fortification n’ont plus été compris. Ainsi, Mortmont ou Mourmont ne serait pas le « Mont des Morts », mais l’ « Enclos (protégé ? fortifié ?) du Maure ».
L’incongruité de la finale /-unt/ peu fréquente en français, et surtout la ressemblance graphico-phonétique des deux mots /munt/ et /mont/ ont pu provoquer leur assimilation, légitimée autant par l’extinction du souvenir du propriétaire, que par le caractère un peu élevé du site. Il est fallacieux de faire dériver tous les toponymes en –mont, d’une origine –monte, « colline, mont », (surtout dans les contrées dont le relief est plutôt plat), dès lors que des formes en –munt sont attestées en assez grand nombre dans les textes anciens. Ainsi Aumont (Somme) était en 1135 Almunt, Clermont (Landes) était Claremunt (1254), Omont (Ardennes) était anciennement Homunt (1248), Chèvremont (Belgique) s’écrivait Kevermunt en 947. Tous ces toponymes sont tout à fait étrangers à la notion de « mont » (voir dans ce sens : « Revue internationale d’onomastique. Noms de lieux. Noms de personnes », vol. XIII, Paris, éd. d’Artrey, 1961).

Fontanis Mormunt a été transcrit aujourd’hui « ferme de Fontaine-au-Tertre » (commune de Quiévy) entre Quiévy, Viesly, Solesmes et Briastre. Le toponyme actuel est tardif (XIIIe siècle ?) ; le qualifiant « tertre » confirme la confusion dénoncée ici, qui reprend l’image de l’éminence, de la colline, comme pour Villers-au-Tertre.

Bref, le nom actuel du lieu-dit Mourmont est plus tardif que l’époque gallo-romaine, et résulte de transformations et de distorsions qui ont défiguré le terme éponyme. Il fait donc référence à quelque chose qui n’a rien à voir avec la mort de qui que ce soit, rien à faire avec l’idée de mont ou de colline, et rien à voir non plus avec la bataille de la Sabis.

Mais l’analyse reste ouverte, l’essentiel étant qu’elle ait été ouverte.

André Bigotte


(*) Faut-il plutôt considérer en Mormunt un seul et même vocable, issu de /Mormund/, patronyme ou prénom du propriétaire du lieu, dont la consonance rappelle quelques prénoms (d’origine germanique ?) formés avec le suffixe –und : Edmond (Edmundus), Raymond (Raymundus), Florimond (Florimundus). Un certain Mormunt est cité dans un acte de donation rédigé en faveur du couvent de Grammont par Dreux de Mello et Guy de Dampierre, au XIIe siècle (archives de l’Yonne).